DEUX VICTIMES
Après avoir marché toute sa vie dans les chemins malaisés de la vertu, M. Vachelin, alors qu’il atteignait sa cinquante-neuvième année, fut tenté par le Diable d’une manière habile, et son sens aiguisé de la dialectique le sauva du piège infernal. Il mourut deux ans plus tard d’un transport au cerveau, et l’on s’accorde à penser qu’il est maintenant au paradis. L’art de la dialectique est rarement un moyen de faire son salut, les plus savants docteurs y perdent souvent leurs âmes, et le cas de M. Vachelin est d’autant plus remarquable. En effet, ni le commerce de la quincaillerie, ni la pêche à la ligne à laquelle il se livrait depuis qu’il était retiré des affaires, n’avaient préparé cet honnête homme à une escrime aussi subtile.
M. Vachelin chérissait la vertu et s’y exerçait sans vaine ostentation, mais avec une constance qui était un exemple pour sa famille et pour toutes les personnes de bonne volonté qu’il honorait de son amitié. Il ne devait pas un sou à personne, et sa justice n’était jamais en défaut ; on en citait des traits dans le voisinage, entre autres qu’il avait refusé, à certaines élections cantonales, de donner sa voix à un candidat qui entretenait des relations suspectes avec une femme sans conduite. Mais c’est aux résultats qu’on apprécie vraiment l’excellence des principes sur lesquels un homme a fondé son existence. L’ordonnance de sa vie familiale témoignait assez que M. Vachelin était une âme d’élite. Son épouse, obéissante, économe, bonne ménagère, se plaisait à reconnaître l’autorité de son maître. Elle l’avait secondé sans faiblesse dans la tâche d’élever leurs deux enfants, Lucien et Valérie. La sévérité vigilante du père, l’exemple de sa vie de droiture, avaient porté leurs fruits. Valérie, dans sa dix-huitième année, était une agréable jeune fille, entendue aux choses du ménage, pianiste têtue, et qui ne devait guère tarder de se marier. Pour Lucien, il s’était toujours montré si raisonnable que son père avait pu l’envoyer sans la moindre inquiétude à Orléans faire ses études de médecine. Il avait échoué à son dernier examen, mais il était croyable que la chance lui avait été contraire.
M. Vachelin fut tenté par le Diable un matin qu’il prenait son petit déjeuner sous la tonnelle du jardin. Tout en déjeunant, il faisait son examen de conscience ; comme d’habitude, ses pensées étaient bonnes, et ses allions conformes à ses pensées. Au lieu de s’enorgueillir, il remerciait Dieu de l’avoir fait naître juste et bon, avec le jugement sain. Cependant, l’épreuve était en route, elle arriva au courrier du matin. Au premier regard qu’il jeta sur l’enveloppe, M. Vachelin s’étonna de recevoir d’Orléans une lettre qui ne fût pas de son fils, mais il l’ouvrit sans appréhension, car sa conscience était si pure que son univers domestique lui semblait graviter autour de sa personne dans une harmonie définitive. Dès les premières lignes, son cœur se serra, et à mesure qu’il lisait, les ténèbres d’une nuit sans étoiles obscurcissaient sa conscience. La lettre était écrite de main de femme ; une mère outragée demandait justice et réparation :
Monsieur,
Puisque votre fils Lucien ne se décide pas à vous faire des confidences, je viens vous informer d’une situation qui m’a été révélée lundi dernier. Avant de vous parler de ma fille, je tiens à vous dire d’abord que nous sommes une famille honnête et respectée. Mon époux, décédé en 1924, des suites d’un accident de motocyclette, était un fonctionnaire bien noté, qui a gardé jusqu’à son dernier soupir l’estime de ses chefs, et quoiqu’il m’ait laissé une bien petite pension, j’ai réussi à élever notre petite Irène dans le goût du travail et des bonnes façons. Ayant eu moi-même le bonheur de m’éveiller à la vie dans une famille distinguée, je connais trop le prix d’une bonne éducation pour l’avoir privée d’un pareil bienfait. Avant de l’envoyer faire son apprentissage de modifie, j’ai veillé à lui faire donner l’instruction qu’il faut, et je l’ai initiée moi-même à tous les travaux du ménage, dont la connaissance est indispensable à une jeune femme pour tenir coquettement l’intérieur de son mari. Sous ce rapport-là, Irène n’a donc rien à envier à des jeunes filles plus fortunées. Il est certain que si mon époux avait vécu, elle n’aurait pas été modifie, mais le passé est le passé et ma conscience de mère ne peut rien me reprocher. L’année dernière, au mois de novembre, ma petite Irène faisait la connaissance de votre fils Lucien, qui était venu l’attendre, d’abord sans succès, à la sortie de son atelier. Irène a toujours été une fillette timide, sans défense devant les dangers de l’existence, et les étudiants en médecine aiment bien s’amuser (remarquez que je ne les blâme pas, je comprends bien ce que c’est que des étudiants). Nos deux enfants se sont donné des rendez-vous dans la rue, ils sont allés au bal ensemble, Irène est montée plusieurs fois, sans penser à mal, dans la chambre de votre fils. La fatalité était en marche, l’amour devait faire son œuvre, et à présent, il est trop tard pour regretter : Irène en est à son cinquième mois de grossesse. Dès que j’ai eu connaissance de la chose, je suis allée trouver Lucien, qui s’est montré tout de suite un garçon raisonnable et loyal. Il adore ma fille et ne demande qu’à l’épouser aussitôt qu’il aura votre consentement. Vous me direz qu’Irène n’a pas de dot, et c’est la vérité. Mais je sais par Lucien que vous êtes un homme à principes, à cheval sur votre devoir, et aussi que vous êtes assez à votre aise pour que la question de fortune ne vous embarrasse pas. C’est pourquoi je vous demande de faire le nécessaire et d’unir nos deux enfants avant la naissance de notre petit-fils…
À la place de M. Vachelin, plus d’un honnête homme se fût contenté de déchirer la lettre. D’habitude, les pères ont bientôt réglé ces sortes d’affaires ; ils s’indignent d’abord de la maladresse de leur fils, et puis ils disent que la victime est une petite effrontée qui a voulu abuser de la candeur d’un garçon pour se glisser frauduleusement dans le sein d’une famille aisée. Ils ajoutent qu’avec eux, ça ne prend pas du tout. Mais M. Vachelin était épris de justice, c’est pourquoi il se sentait accablé. Comme il relisait la lettre, un rire frais résonna à l’autre bout du jardin, et il aperçut, à travers le feuillage de la tonnelle, sa fille Valérie qui coupait des poireaux. Il en eut la gorge serrée de tendresse. Fermant les yeux, il songea à sa maison confortablement installée, mais sans luxe inutile, à son jardin, où les fleurs tenaient une place modeste, à la réputation sans tache de sa famille, à tout ce qui avait fait le bonheur d’un juste. Et, regardant d’autre part l’inconduite de son fils Lucien, il eut un élan de révolte. Aussitôt, il se fit honte d’une pareille faiblesse, et écouta la voix de sa conscience. Ce n’était pas une voix pressante, mais il l’entendait assez distinctement pour que sa résolution fût prise : Lucien épouserait l’apprentie modiste, comme son devoir l’y obligeait.
Le malheureux père ne se dissimulait pas combien cette union était regrettable. Elle compromettait gravement l’avenir de son fils. En épousant une jeune fille sans dot, et peut-être sans orthographe, Lucien ne pouvait prétendre qu’à être médecin de campagne ou de petite ville, car les carrières glorieuses, comme de spécialiste des voies urinaires ou du larynx, ne s’ouvrent pas aux premiers venus, mais aux jeunes praticiens dont les femmes apportent du comptant et des espérances. C’est la vie, et l’on n’y peut rien, pas plus qu’on ne peut étouffer la voix impérieuse de la conscience. Tandis qu’il considérait le problème, et le retournait dans la lumière triste des réalités, il lui vint un doute sur la sagesse de sa résolution. Il n’était plus très sûr que son devoir lui imposât de marier son fils. Pourtant, il restait décidé à ne pas transiger avec sa conscience, et il en donna d’abord la preuve en murmurant ces paroles d’indignation, qui étaient un hommage à la vertu :
« Voyou !… un voyou et un cochon ! voilà ce que mon fils est devenu là-bas ! »
Dans son honnêteté, il ne songea pas une minute à jeter la pierre à la malheureuse Irène, victime douloureuse et tendre de son inexpérience. Au contraire, il exécra le crime de Lucien qu’il regarda comme le seul responsable. À ses yeux, il n’y avait point de circonstance atténuante qui valût pour un garçon instruit, de bonne famille, et enseigné par son père dans l’amour du bien. M. Vachelin sentait bouillonner en lui une colère de justicier contre ce fils indigne, et il ne songea plus qu’aux moyens de punir le vice. C’est pourquoi il s’interdit de marier Lucien avec l’apprentie. En effet, le séducteur (et la lettre le disait expressément) adorait sa victime et ne demandait qu’à l’épouser. En consentant à cette union-là, M. Vachelin eût récompensé le coupable, ce qui était pire que de l’absoudre, et contrarié les desseins de la Providence, lesquels ne pouvaient être que de châtier le criminel.
Restait la victime. Elle était touchante, M. Vachelin en tombait d’accord, mais enfin, son cas n’était pas désespéré. « Dieu merci, songeait-il, je ne suis pas de ces bourgeois aux idées étroites, qui considèrent qu’une jeune fille est déshonorée parce qu’elle a un enfant. Cette petite-là est jeune ; elle peut espérer, avec du courage et une bonne conduite, se marier plus tard avec un brave garçon qui l’aidera à élever son enfant. Pour moi, je le désire de tout mon cœur. »
M. Vachelin était trop prudent pour trancher, sur une argumentation aussi hâtive, un débat de cette importance. Il était encore hésitant sur le parti à prendre ; mais sa méditation avait donné quelque répit à son inquiétude, et il en profita pour aller chercher son attirail de pêche dans le vestibule de la maison. Traversant le jardin, il baisa au front sa fille Valérie, et descendit vers la rivière.
Pendant une semaine, le malheureux père pécha à la ligne du matin au soir, et il ne prit jamais autant de poissons que dans ces quelques jours-là. Le temps n’apaisait pas sa grande soif de justice ; la faute de Lucien lui paraissait toujours aussi détestable, et il demeurait inflexible dans sa volonté de punir.
« La séparation brutale sera pour lui le pire des châtiments », songeait-il.
Puis, se laissant surprendre par un mouvement de pitié, il se laissait aller à soupirer :
« Il vaudrait mieux, pourtant, que cette malheureuse fille épousât le père de son enfant… mais que devient la justice dans cette conjonction ? »
Un soir qu’il péchait, plus attentif aux tourments de sa conscience qu’au flotteur de sa ligne, une brise fraîche se mit à souffler sur la vallée ; la cloche du bourg tinta pour l’Angélus. Inspiré par la tendresse de cette heure céleste, M. Vachelin murmura :
« Dieu me montrera la voie. Lui seul peut m’éclairer. » Aussitôt, il se sentit bien mieux. Une grande paix descendit dans son cœur, et, comprenant qu’il agissait sagement en abandonnant au Ciel le soin de choisir, il se félicita de sa modestie, et décida de laisser l’affaire en sommeil.
★
Une deuxième épreuve, et celle-là décisive, était réservée à M. Vachelin. Un matin qu’il venait d’achever son petit déjeuner, M. Vachelin reçut une lettre, comme l’autre timbrée d’Orléans, mais d’une écriture inconnue. L’adresse était tracée d’une main malhabile, et pensant tout d’abord que ce fût un message envoyé par la malheureuse Irène, le père trembla un instant à la vue de cette écriture enfantine qui dénonçait une instruction peu soignée. Il fut détrompé après un coup d’œil à la signature. La lettre avait été rédigée par une certaine Léontine Michelon, et dans les termes suivants :
Cher Monsieur,
Je vous appelle « cher Monsieur » malgré que je ne vous connaisse pas, mais c’est parce que j’ai le droit de me considérer comme la fiancée de votre fils. Voilà comment les choses se sont passées : tous les soirs après dîner, M. Lucien venait prendre son petit bock au café des Trois-Boules, où j’étais serveuse. Je crois qu’il m’avait remarquée du premier jour qu’il était venu avec plusieurs de ses copains. La preuve en est qu’il est revenu le lendemain et qu’il avait une façon plutôt agréable de me regarder. De mon côté, je vous dirai qu’il m’a plu presque tout de suite, mais je n’ai fait semblant de rien, parce que j’avais ma fierté. On se disait des petits mots en passant, et je dois reconnaître que M. Lucien s’est toujours montré bien poli. Mais vous s avez ce que c’est, un soir que j’étais de campo, il m’a demandé d’aller au cinéma avec lui, et il m’a donné rendez-vous dans sa chambre. Je n’ai pas à vous dire ce qui s’est passé, l’amour n’est jamais la faute de personne. Toujours est-il que je suis pour avoir un enfant de M. Lucien. Je pense que vous en serez content, malgré la surprise, et c’est pourquoi je me suis décidée à vous écrire. Je n’ai pas revu M. Lucien depuis que je lui ai annoncé la chose, et je compte sur vous pour lui rappeler ce qu’il doit faire. Il y a des témoins comme quoi il est le père de mon enfant, qui bouge déjà, et je ne suis pas embarrassée de le prouver, je prétends que votre fils m’épouse, et avant la naissance de l’enfant, bien entendu, parce que je n’ai pas envie de me faire traîner plus bas que terre par tous ceux qui me connaissent. Je suis une femme honnête, et malgré que j’aie neuf ans de plus que M. Lucien, je me charge de le rendre heureux aussi bien que n’importe laquelle. J’espère que vous voudrez bien vous presser un peu d’arranger les affaires, pour ne pas vous attirer des ennuis ainsi qu’à votre fils, et je vous envoie mes salutations affectueuses.
« Mon fils ne m’aura rien épargné, murmura M. Vachelin, j’aurai bu le calice jusqu’à la lie. »
Il fit venir sa femme et dit en lui tendant la lettre :
« Ma bonne amie, j’aurais voulu t’épargner un grand chagrin, mais la conduite de Lucien est telle que je n’ai plus le droit de la laisser ignorer. Il faut que tu le saches, tu as donné le jour à un débauché. »
Mme Vachelin prit la lettre en tremblant, et après qu’elle en eut pris connaissance, s’écria d’une voix sauvage, avec la faiblesse touchante qu’ont les mères pour leurs fils :
« Cette fille-là estune saleté ! c’est elle qui a débauché notre petit Lucien ! jamais le pauvre enfant n’aurait pensé au mal, si une créature de cabaret ne l’avait pas entraîné ! »
Mais lui, le père, il secouait la tête, parce qu’il était avant tout un homme juste.
« Non, ma pauvre amie, ne cherche pas d’excuse à Lucien, il ne mérite pas que tu prennes sa défense. Il faut savoir être juste, même avec les siens. Ce misérable est ce que nous appelons entre hommes un sadique…
— Oh ! un enfant si affectueux…
— Je dis un sadique et un porc, qui a profité de sa liberté d’étudiant pour se laisser aller à ses mauvais penchants. Tu vois de quelle façon il a tenu compte de mes enseignements, mais avec une nature vicieuse, les bons conseils ne sont jamais que des paroles en l’air. Et pourtant, tu te souviens… lui ai-je assez dit, quand je le surprenais à flâner : “L’oisiveté est la mère de tous les vices”… Lui ai-je assez répété : “Ne fais jamais à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît”… et voilà le résultat, il séduit une pauvre fille sans défense.
— Sans défense ? une fille de café qui a neuf ans de plus que lui ! comment peux-tu dire… mais voyons, réfléchis que Lucien est encore un mineur ! Cette vilaine femme a mérité la prisçn ! un mineur…
— Evidemment, Lucien est mineur, et je veux bien que l’excuse soit valable aux yeux de la loi, mais un homme de cœur n’accable pas une malheureuse avec ces raisons-là. Car cette fille a été séduite, et Lucien n’est qu’un séduCteur ! »
Mme Vachelin protesta, il lui tendit une autre lettre qu’il tira de sa poche :
« Tu ne connais pas encore toute la vérité… Tiens, lis cette première lettre que j’ai reçue il y a tout juste huit jours. »
À ce coup-là, Mme Vachelin demeura sans voix un long moment. Elle se ressaisit pour plaider encore la cause de son fils :
« Qui sait si ces deux filles, dans un but intéressé, n’ont pas cherché le déshonneur… »
M. Vachelin ne put en entendre davantage. Penché sur la table, il s’écria l’œil en feu et la voix courroucée :
« Oses-tu bien parler du déshonneur de ces pauvres filles ? le malheur qui les frappe ne les rend-il pas assez dignes de respect ? Pour moi, je me découvre bien bas devant elles, quoi qu’on en puisse dire. Je ne crains pas non plus d’affirmer que le déshonneur est pour Lucien, et pour lui seul ! Mon devoir d’honnête homme est de te mettre en garde contre un mouvement d’indulgence à l’égard d’un fils indigne dont les déportements ne méritent pas le pardon ! et je t’invite à réserver toute ta pitié, je dirai même ta tendresse, pour les deux victimes de ce misérable. Et quant à Lucien, il est juste qu’il supporte toutes les conséquences de ses turpitudes. »
Sur ces mots, M. Vachelin se leva de table, et son visage avait une expression si terrible, sa justice s’y manifestait avec tant d’austère volonté, que l’épouse n’osa l’interroger sur ses intentions. Par la fenêtre ouverte du salon, s’envolaient dans l’air pur du matin, les gammes que Valérie jouait sur son piano. Les oiseaux chantaient dans les espaliers. Le père douloureux s’éloigna d’un pas ferme vers la maison, prit ses perches de ligne qu’il avait rangées la veille dans le vestibule, et gagna un coin d’ombre au bord de la rivière.
★
Assis sur son pliant, le dos calé par le tronc d’un saule, M. Vachelin péchait à la ligne et peut-être qu’il ne voyait pas son bouchon. En effet, il se frappait la poitrine, par la pensée, car il ne pouvait le faire en réalité : des voisins auraient pu le voir et croire qu’il était fou. Et en pensée, il pleurait aussi des larmes de sang et de remords.
« Je suis un misérable, se disait M. Vachelin, un misérable et un méchant homme. Au reçu de la première lettre qui m’apprenait l’état de la malheureuse Irène, je me suis laissé surprendre par de fausses apparences, et au mépris de toute justice, j’ai décidé que Lucien n’épouserait pas cette petite. Par le détour d’un raisonnement perfide, j’ai pu sacrifier à mon amour paternel la justice et la vérité. Je pensais hypocritement : “Lucien ne l’épousera pas, ce sera pour lui la pire punition”, et au fond de moi-même, je me réjouissais de ce que sa carrière de médecin ne dût pas être gênée par un enfant et une fille sans le sou. Je ne songeais qu’à punir, alors qu’il s’agissait d’abord de réparer. D’ailleurs, le véritable châtiment pour Lucien ne serait-il pas, justement, que sa faute l’empêchât de réaliser ses ambitions ? On en peut discuter. En tout cas, ce qui importait, ce que je n’ai pas voulu voir, c’est qu’il devait réparer ses torts envers la victime. Tout à l’heure encore, avant de recevoir la lettre de la servante, je me refusais à l’évidence, et avec quelle mauvaise foi, sous de faux-semblants d’indignation ! Hélas ! il n’aura fallu rien de moins que cette deuxième épreuve pour m’ouvrir les yeux, me montrer où était le devoir. Et je me flattais d’être un homme juste, probe ! Après avoir péché avec orgueil, j’ai péché par hypocrisie… »
Tandis qu’il s’accusait avec une telle humilité, Mme Vachelin épluchait les légumes pour le repas de midi et ne pouvait retenir ses sanglots. Son désespoir devint si lourd qu’elle ne put supporter plus longtemps la solitude et qu’elle alla chercher un réconfort auprès de sa fille. À la vue de ce visage en pleurs, Valérie interrompit ses gammes et s’écria, toute bouleversée :
« Mon Dieu ! il est arrivé quelque chose !
— Valérie, ton pauvre frère…
— Lucien est malade ! »
La mère secoua la tête, et murmura bien bas, penchée sur Valérie.
« Lucien a eu des aventures… je ne devrais pas te le dire… il a eu des aventures avec des femmes… »
La jeune fille rougit, son regard se détourna sur la partition restée ouverte. Mme Vachelin poursuivit :
« Il a eu tort, bien sûr… pour sa famille, pour lui-même, pour ses études, il ne devait pas… Mais à présent, le mal est fait, ton père est au courant, et j’ai peur de sa colère. Ton père est bon, la bonté même, tu le connais… mais c’est un homme sévère, qui ne connaît que son devoir : il ne pardonnera pas à Lucien…
— Je lui parlerai, il comprendra que Lucien regrette sa conduite. »
Mme Vachelin eut un sanglot plus douloureux et balbutia :
« Ah ! si tu l’avais vu, tout à l’heure, s’en aller à la pêche… »
Valérie avait quitté le tabouret du piano. Elle se jeta dans les bras de sa mère, et les deux femmes, mêlant leurs larmes, pleurèrent tête contre tête jusqu’à une heure avancée.
M. Vachelin rentra de la pêche à midi. Il avait pris un gardon, une petite tanche et trois ablettes. Valérie et sa mère, les yeux rouges encore, l’attendaient au seuil de la maison. Et lui, comme si rien ne se fût passé, leur dit d’une voix tranquille :
« Ça n’a pas mordu aussi fort que j’aurais cru. Je me demande si je n’ai pas eu tort de vouloir pêcher au blé cuit. »
Ce calme terrible d’un homme qui avait le cœur broyé, fit frémir les deux femmes. Il se mit à table et mangea de bon appétit, reprenant deux fois du rôti et du fromage. C’était un spectacle à la fois admirable et navrant. Vers la fin du repas, sa femme fit encore une tentative pour le fléchir, et interrogea d’une voix tremblante :
« Avant de prendre une décision au sujet de notre pauvre Lucien, as-tu bien réfléchi à ce qui peut arriver…
— Toutes mes dispositions sont arrêtées, il n’y a pas à y revenir. Lucien s’est conduit de façon ignoble, il doit payer et il paiera. Rien ne peut maintenant changer ma décision.
— Laisse-moi te dire encore qu’il y va de l’avenir de Lucien…
— Ne me parlez plus de ce misérable. D’ailleurs, ce n’est pas le sujet d’une conversation à tenir devant une jeune fille. »
De crainte et de confusion, Valérie rougit, mais n’écoutant que son cœur fraternel, elle déclara courageusement :
« Je ne sais pas au juste ce que vous reprochez à Lucien, je sais simplement qu’il a mal agi, et je vous demande de lui pardonner pour cette fois. Je serais trop malheureuse à la pensée qu’il pût souffrir, si loin de nous, à Orléans… »
Alors, M. Vachelin, laissant paraître sa colère, interrompit sa fille :
« Tu es trop généreuse pour ce garçon sans cœur ! Est-ce qu’il s’est soucié, lui, si sa conduite pouvait nuire à sa sœur ? et si le scandale risquait de l’éclabousser ? Tu avais la certitude d’être fiancée avec le fils Bergeron au début de l’automne. Qui sait, maintenant, si les fiançailles ne seront pas retardées, et qui peut dire de combien de mois ? »
La jeune fille pâlît tout à coup, et poussant un faible cri, quitta la salle à manger pour aller cacher son désespoir dans un coin du jardin. M. Vachelin regarda sa femme qui pleurait en silence, et haussa les épaules.
« Voilà les conséquences d’une mauvaise conduite : une jeune fille irréprochable, menacée dans son affection et dans son avenir par l’indignité d’un frère aîné… Et tu veux que je pardonne à ce jeune monstre ? mille fois non ! Je saurai l’obliger à rentrer dans le devoir. Tant pis pour lui, il l’aura voulu. »
★
Après le repas, M. Vachelin alla s’étendre sur son lit pour la sieste quotidienne et dormit tout d’un somme jusqu’à 4 heures. Cependant, les deux femmes, dans l’espoir qu’elles pourraient fléchir son courroux par de menues attentions, lui préparaient son attirail de pêche. La mère faisait cuire une pâtée de son, excellente pour attirer le poisson, et Valérie déterrait, dans le jardin, de très beaux vers de terre, rouges et minces comme son père les aimait.
À son réveil, M. Vachelin fit le tour du potager pour se dégourdir l’esprit et les jambes. Comme il revenait vers la maison, sa femme lui dit en montrant les perches de ligne appuyées contre le mur :
« Tout est prêt. J’ai mis deux lignes n° 5 dans ton panier. J’ai fait aussi une bonne pâtée de son, pas trop cuite. Tu la trouveras dans une boîte blanche que j’ai mise dans la musette à côté de ton goûter.
— Et moi, dit Valérie, j’ai réussi à trouver quatorze vers bien rouges. Le terrain était sec, il a fallu creuser… »
Attendri, M. Vachelin les écoutait, et ses regards se posaient, mélancoliques, sur ses lignes et ses paniers. Il détourna les yeux et secoua la tête.
« Je n’irai pas à la pêche tantôt, dit-il avec une douceur pleine de fermeté.
— Mon Dieu ! il n’ira pas à la pêche…
— Non, et je vous demanderai de me laisser seul dans la salle à manger jusqu’à l’heure du dîner. Les vers seront encore très bons demain matin si vous prenez la précaution de leur donner un peu de terre humide. Mais auparavant, voulez-vous voir si l’encrier est rempli et s’il y a encore une bonne plume au porte-plume ? J’aurai besoin aussi d’un buvard frais. »
Quand elles eurent tout préparé, M. Vachelin s’enferma dans la salle à manger, et après qu’il eût fait encore une fois son examen de conscience, commença d’écrire :
Mon fils,
Tu ne mérites plus que je t’appelle mon fils, mais je ne puis oublier d’un seul coup, et malgré ma colère, les trésors d’affection que je t’ai toujours dispensés. Avant de te faire les reproches que tu mérites pour ce double accident qui jette toute la famille dans un accablement douloureux, je veux d’abord dégager mes responsabilités. Si ta nature vicieuse a prévalu contre mes bons enseignements, je n’y suis pour rien. Tout au plus puis je me reprocher d’avoir péché par un excès de confiance à ton égard, et tu peux être certain qu’on ne m’y prendra plus. Je comprends, à présent, les raisons de ton échec au dernier examen, que j’avais mis généreusement sur le compte de la mauvaise chance. Ce n’est pas en courant les jupons et les cabarets que l’on se prépare à une carrière honorable. Je ne sais comment qualifier ta mauvaise volonté à profiter des sacrifices que je m’impose pour tes études de médecine. Mais, puisque tu portes mon nom, je ne veux pas avoir à rougir de toi, et j’entends que tu marches droit en prenant modèle sur tes parents et sur ta sœur Valérie qui joue, avec le fils Bergeron, du piano à quatre mains pour le bon motif.
Je n’ai pas besoin de te dire dans quelle stupeur indignée nous a plongés, ta mère et moi, la nouvelle que tu avais débauché une innocente petite modiste. Petit malheureux, au moment d’accomplir une action aussi coupable, comment n’as-tu pas songé à ta famille ? Il faut qu’un fils soit dépourvu de toute espèce de sentiments pour se laisser entraîner ainsi par ses instincts les plus bas. Tout cela, du moins, était, dans une certaine mesure, réparable. Mais que dire de notre désespoir et de notre dégoût en apprenant que cette jeune fille n’était pas ta seule victime, et qu’une brave servante portait dans son ventre le fruit de ta conduite odieuse ? Je préfère ne pas insister, car
je me méfie de ma colère.
On peut dire que dans cette disgrâce, c’est pour toi une chance inespérée d’avoir fait en même temps le malheur de ces deux pauvres filles. Tu connais la rigueur de mes principes, et qu’elle s’est toujours montrée dans la conduite de mes affaires : si tu n’avais séduit qu’une seule de ces malheureuses, je t’aurais sans autre forme obligé à l’épouser, dût ta carrière de médecin en être compromise et même sacrifiée. Mais un scrupule d’équité, bien compréhensible, m’empêche de favoriser l’une ou l’autre de ces victimes, et me fait un devoir de les ignorer toutes les deux. Du moins, si la justice exige que tu ne les revoies jamais, tu trouveras d’abord ta punition dans le remords d’avoir précipité ces innocentes vers un abîme de maux bien cruels. Essaie d’imaginer quelle sera désormais l’existence misérable, difficile, de ces jeunes mères si dignes de notre commisération et de notre respect. Imagine leurs angoisses, et que cela te serve de leçon !
Mais ton châtiment ne serait pas complet, s’il ne t’atteignait pas plus personnellement. J’ai donc décidé de réduire à la somme de dix francs les cent cinquante francs que je t’allouais mensuellement pour tes menues dépenses. Ainsi, tu n’auras plus le moyen de céder aux dangereuses tentations qu’une bourse bien garnie propose aux jeunes gens de ton âge, et ton travail en ira mieux. Je n’ai plus rien à ajouter.
Ton père : R. VACHELIN.